Emily Brontë « joignait à l’énergie d’un homme la simplicité d’un enfant ».

mardi 10 août 2010

Par T. de Wyzewa.

C’est M. Émile Montégut qui, en même temps qu’il révélait au public français la vie et le génie de Charlotte Brontë, a le premier cité en France le nom d’Emily Brontë, la sœur cadette de l’auteur de Jane Eyre. Voici comme il parlait d’elle, en 1847, dans un article de la Revue des deux Mondes :
"Cette singulière personne, devant laquelle son énergique sœur tremblait elle-même, est morte prématurément. Son talent naturel n’a pas eu le temps de se développer, mais il était plus grand peut-être que celui de Charlotte : il était, en tout cas, plus primesautier, plus naïf. Emily avait le don que les Anglais qualifient de génial. Dans l’ensemble des pièces publiées en commun par les trois sœurs, les plus remarquables sont celles qu’elle a faites. Toutes ont beaucoup d’élévation ; celles d’Emily seules ont de l’accent."
Du seul ouvrage en prose d’Emily Brontë, de son roman Wuthering Heights, dont voici enfin une traduction française, M. Montégut disait :
"D’un bout à l’autre, la terreur domine, et nous assistons à une succession de scènes toutes éclairées par un reflet pareil à celui de la houille qui brûle. La sombre imagination d’Emily fait défiler devant nous, avec un calme parfait et sans se troubler un instant, des personnages et des scènes d’autant plus effroyables que la terreur qu’ils inspirent est surtout morale. Ils ne nous menacent pas d’apparitions ni d’événements merveilleux, mais de passions féroces ou d’instincts criminels. Au premier aspect, on les aborde sans crainte : ils ont l’apparence de braves paysans un peu rudes et grossiers. Mais bientôt leurs yeux hagards, ou cruels, ou railleurs, se fixent sur vous, vous fascinent et vous troublent. L’effet poétique produit est d’autant plus grand que l’auteur n’apparaît jamais derrière ses personnages. Emily raconte sobrement, brièvement : son énergique fermeté indique une âme familière avec les émotions terribles et qui se joue de la peur."

J’ai parlé du talent qu’avait Charlotte pour surprendre les perversités cachées de l’âme ; mais enfin les perversités qu’elle décrit sont avouables, car ce sont celles que nous portons en nous tous. Emily va beaucoup plus loin : elle devine le secret des passions criminelles, elle regarde d’un œil avide le jeu des passions coupables. Ses personnages sont criminels, elle le sait, elle le dit et semble nous défier de ne pas les aimer.
Le seul rappel de ce jugement de M. Montégut suffira, je pense, pour attirer sur le roman d’Emily Brontë la curiosité des lecteurs français d’aujourd’hui. Mais il n’en allait pas de même en 1857. Ce que les lecteurs français cherchaient alors dans le roman anglais, ce n’était pas la peinture de « passions féroces et d’instincts criminels ». Aux romans de Charlotte Brontë, où il y avait encore trop de talent « pour surprendre les perversités cachées de l’âme », ils préféraient les romans plus familiers de Mistress Gaskell, dont le nom risquerait d’être maintenant oublié si elle n’avait, entre deux récits, publié un excellent ouvrage biographique sur la famille Brontë. Quant au roman d’Emily, Wuthering Heights, la recommandation de M. Montégut ne paraît avoir inspiré le désir de le traduire à aucune des innombrables dames suisses ou polonaises qui, de 1850 à 1870, ont encombré nos librairies de romans adaptés de l’anglais. Pendant que nos jeunes critiques s’ingéniaient à nous présenter Shelley, Rossetti, Swinburne, dont il pouvait être à tout le moins entendu d’avance que le génie nous resterait toujours incompréhensible, personne ne s’est avisé de reprendre l’étude de ce livre singulier, qui demeure aujourd’hui, après quarante ans, le produit le plus excentrique de la littérature anglaise. Notre public a continué quelque temps à croire que l’auteur de Jane Eyre était la seule miss Brontë qui méritait d’être connue : après quoi il a oublié même l’auteur de Jane Eyre, pour essayer de s’intéresser aux romans de George Eliot. Les réputations étrangères ont toujours plus vite fait, en France, de nous fatiguer que de nous séduire.
En Angleterre le roman d’Emily Brontë est loin d’être aussi parfaitement inconnu. C’est même un des livres dont il se vend, tous les ans, le plus grand nombre d’exemplaires et un nombre plus grand d’année en année. Mais, si chacun l’a lu, personne n’en parle, tout au moins dans les journaux, les revues, les recueils d’essais, les histoires de la littérature. Il semblerait que ce soit une gêne pour la réserve anglaise d’avoir à nommer en public ce livre bizarre ou s’étale, décrite avec la franchise la plus ingénue, et par instants grandie jusqu’à un tragique sublime, une passion amoureuse toute frissonnante de désirs instinctifs et de sensualité.
Dans un pays où le roman est considéré de plus en plus comme un genre de dames et de demoiselles, on évite d’insister sur un roman aussi peut fait pour l’édification morale ou l’inoffensive récréation des familles : sans compter que Wuthering Heights est l’œuvre d’une jeune fille qui, n’ayant jamais rien su de la vie, a inventé de toutes pièces le sujet et les caractères, et qui a ainsi laissé l’exemple d’une imagination en vérité très originale, mais nullement telle que des parents anglais en peuvent souhaiter chez leurs filles.
De temps à autre seulement, certains écrivains d’une hardiesse éprouvée osent proclamer leur admiration pour le génie d’Emily Brontë. C’est ainsi que, en 1877, dans un de ces essais où la noblesse de l’intention et l’abondance des métaphores suppléent de leur mieux à l’absence de tous arguments critiques, M. Swinburne a eu le courage d’affirmer la supériorité de Wuthering Heights sur les plus fameux romans de George Eliot, alors au comble de sa faveur près du public anglais. Bien avant lui, d’ailleurs, et dès 1848, c’est-à-dire l’année même de la mort d’Emily Brontë, un poète d’une vigueur de raison et d’une délicatesse de sentiment tout à fait remarquables, Sidney Dobell, avait rendu hommage, dans la revue le Palladium, au génie du romancier nouveau, qui n’était connu encore que sous son pseudonyme d’Ellis Bell. Il y a quelques années enfin, en 1883, miss Mary Robinson a consacré à Emily Brontë un volume de la collection des Eminent Women, un volume plein de détails curieux, que vient relever tout le long des pages un souffle très particulier d’admiration cordiale et discrète. Mais ce sont là des exceptions. Le nom d’Emily Brontë continue à être, en Angleterre, de ceux qu’on n’aime pas à citer, comme le nom de ce Thomas de Quincey à qui ses compatriotes ne pardonneront jamais, non point, certes, ses habitudes d’ivrognerie, d’ailleurs très problématiques, mais ce qu’il y a eu au fond de son mobile esprit de fuyant et d’un peu ténébreux.
Wuthering Heights date de 1848, il y a plus de quarante ans ; mais Emily était si peu au courant des habitudes littéraires de son temps, qu’elle n’y a mis aucun de ces artifices romanesques alors à la mode et qui aujourd’hui nous rendent si malaisée la lecture des romans de Charlotte, la sœur aînée. Ce qui a pu paraître aux contemporains gaucherie et inexpérience, la simplicité du sujet, l’absence d’intrigues, le petit nombre des personnages, la constante répétition de scènes pareilles dans des cadres pareils, j’imagine que c’est cela même qui a sauvé de la poussière du temps et nous a gardé si vivante cette œuvre, seule dans son genre, qui tient à la fois de la chronique villageoise et de la plus sombre tragédie lyrique.
Mais de juger dans son ensemble le roman d’Emily Brontë, M. Montégut s’en est chargé, dans l’article que j’ai cité plus haut, et il l’a fait mieux infiniment qu’il ne me serait possible de le faire. Il a donné aussi, dans le même article, une courte analyse du sujet de Wuthering Heights : encore n’est-il point d’analyse qui puisse faire concevoir une juste idée d’un roman où l’intérêt est tout moral et consiste dans la minutieuse peinture des mille nuances d’une très étrange passion. Mais il m’a semblé que ce serait encore une façon d’apprécier et de juger ce roman que de montrer l’âme attirante et mystérieuse dont il est le produit. Dans un temps où il suffit à Mademoiselle Marie Bashkirtseff de laisser voir à outrance le détail de ses excentricités pour devenir quelque chose comme la Vierge d’une religion nouvelle, j’ai pensé que la native et bien involontaire singularité de l’auteur de Wuthering Heights pourrait valoir quelque sympathie à cette pâle jeune fille, la plus chère pour moi entre toutes celles dont on aperçoit l’image dans les livres. Aussi bien le livre excellent de miss Mary Robinson m’offre-t-il de la manière la plus parfaite tous les traits de cette image : il n’y a pas un fait important de la vie d’Emily qui ne s’y trouve rapporté, à la place et sous le jour qui conviennent.


Emily Brontë est née en 1818, à Thornton, mais elle avait à peine deux ans lorsque ses parents s’établirent à Haworth, dans le Yorkshire, où l’on peut bien dire que s’est passé tout ce qu’elle a vécu de sa vie.
Son père, le Révérend Patrick Brontë, B.A. (de son vrai nom Prunty), était né en Irlande de parents irlandais : par lui s’est transmis à Emily et à son frère Branwell ce pur sang celtique qui les fait voir si différents des natures anglo-saxonnes dans chacun des traits de leur esprit et de leur caractère. C’était au surplus un niais et un assez pauvre sire que le Révérend Patrick Brontë : incapable d’affection et pour ses parents, dont il n’a jamais daigné s’enquérir dès qu’il eut quitté l’Irlande ; et pour sa femme, qu’il a traitée avec une froideur et une dureté constantes, et pour ses enfants ; dont il se prenait seulement de temps à autre à soupçonner l’existence. Après s’être frayé de son mieux un petit chemin, il s’était reposé dans un égoïsme plein de fatuité ; il jugeait les choses de très haut, ne tolérant pas d’être contredit, et vivait isolé parmi les siens, tout occupé à la lecture et à la discussion des journaux politiques, à la préparation de ses sermons et à la composition de fâcheux poèmes, dont le plus notable est une Épître au Révérend J. B, qui voyageait pour sa santé.
Sa femme, Maria Branwell, était la fille d’un petit marchand de Penzance, dans les Cornouailles, et la nièce d’un collègue et ami de Patrick Brontë, peut-être ce même J. B., qui voyageait pour sa santé. Elle s’était mariée à vingt-deux ans, en 1812 ; en 1820, elle est morte, laissant un fils, Branwell Brontë, et cinq filles, Maria, Élisabeth, Charlotte, Emily et Anne. Une personne douce, résignée, au demeurant insignifiante, telle semble avoir été la mère d’Emily : sa fille a hérité d’elle le germe de la maladie qui l’a tuée, peut-être aussi cette tendresse rêveuse et pleine de mélancolie dont la trace s’aperçoit dans ses poèmes et quelques passages de son roman.
J’ai eu l’occasion, il y a deux ans, de visiter ce village d’Haworth où a vécu depuis 1820 la famille Brontë. C’était un jour de septembre, et la vieille cathédrale d’York m’était apparue le matin toute rajeunie sous un clair soleil. Mais lorsque le train qui m’amenait s’arrêta dans la gare de Haworth, je cherchai vainement le soleil parmi les gros nuages que le vent remplaçait à tout instant l’un par l’autre. Ce vent, un sombre vent froid et sonore, c’est le souvenir le plus vif que j’ai conservé de Haworth ; c’est le même vent qui souffle en permanence sur les Wuthering Heights, les collines orageuses où habitent les héros du roman d’Emily ; c’est le même qui souffle dans les âmes de ces héros, secouant comme des nuages les terribles passions de leurs cœurs. J’eus le sentiment aussi que le soleil ne devait jamais éclairer d’une bien franche lumière ce village désolé, qui s’allongeait au flanc d’une colline sauvage, et je crus deviner pourquoi les scènes de tranquille bonheur brillaient elles-mêmes d’un jour si malingre dans les romans qu’Emily et ses deux sœurs avaient conçus là. Je montai l’unique rue jusqu’au sommet de la colline où s’élève, entourée de bruyères, la maison du révérend pasteur. Là s’est faite l’éducation d’Emily, là s’est formée son âme. Et il est naturel qu’elle ait aimé profondément ce lugubre paysage, car c’est lui, à coup sûr, qui a le plus contribué à créer l’énergique, silencieuse et passionnée personne qu’elle a été.
Lorsque la petite Emily vint avec ses parents habiter le presbytère de Haworth, sa mère commençait déjà à souffrir du mal dont elle devait mourir. Les six enfants ne la voyaient presque jamais. Ils ne voyaient que de loin en loin leur digne père, qui, ayant la digestion difficile, avait imaginé de se faire servir ses repas dans sa chambre. De temps à autre seulement il daignait venir prendre le thé dans le salon avec ses enfants ; encore était-ce pour se faire lire par une de ses filles les articles des journaux et pour s’entretenir des menus événements de la politique courante. Ni livres d’histoires à images, ni poupées, ni jeux d’aucune sorte, Emily et ses sœurs ne connurent rien de pareil. À quinze ans, Emily ne savait aucun jeu, et un jour que des enfants du village étaient venus au presbytère, on vit les grandes filles du pasteur leur demander avec curiosité comment on devait s’y prendre pour jouer.
Les six enfants, d’ailleurs, vivaient ensemble et ne se quittaient pas. L’aînée des filles, Marie, s’était peu à peu habituée à les conduire : « Elle était bonne comme une mère, rapporte une vieille femme de Haworth, qui a veillé Madame Brontë dans sa maladie. Mais jamais aussi il n’y a eu d’aussi parfaits enfants. Je les croyais bêtes, tant ils différaient de tout ce que j’avais vu. M. Brontë leur avait interdit de manger de la viande, par le motif que lui-même, dans son enfance, n’avait été nourri que de pommes de terre ; et ils ne mangeaient que des pommes de terre, mais jamais je ne les ai vus désirer autre chose. Ils étaient tranquilles et bons ; Emily était la plus jolie. »
Cette existence dura encore un an après la mort de la mère. Les enfants continuaient à dormir tous dans la même chambre, à se nourrir de pommes de terre, et à avoir pour distraction principale la lecture des journaux. En 1822, la sœur de leur mère, miss Branwell, vint prendre la direction du ménage ; sa venue d’ailleurs, ne modifia guère la manière de vivre des enfants, d’Emily surtout, que miss Branwell ne put jamais se résoudre à aimer.
Jamais enfants ne furent à ce point privés de tous les avantages de l’enfance ; jamais il n’eut d’enfants qui eussent été si peu enfants. À cinq ans, Emily, à qui son père demandait, par manière d’exercice intellectuel, comment il convenait de traiter Branwell s’il était trop bruyant, répondit qu’il fallait « d’abord raisonner avec lui, puis, au cas où il refuserait d’entendre, le fouetter ». À six ans, elle écrivait des contes fantastiques, pleins déjà d’imaginations sombres.
Et les journées se passaient, monotones, muettes, lugubres. Les petites filles se levaient à cinq heures, balayaient, surveillaient le déjeuner, prenaient une leçon d’anglais avec leur père et une leçon de couture avec leur tante ; le reste du temps, c’était la promenade sur la bruyère, la lente promenade toujours recommencée. Les six enfants marchaient côte à côte, tantôt commentant les dernières nouvelles des affaires d’Orient, tantôt se racontant à tour de rôle de terribles histoires, sous le vent qui soufflait.
En septembre 1824, Emily et Charlotte furent mises en pension à Cowan-Bridge, dans une école où étaient déjà leurs deux sœurs ainées. C’était une de ces écoles-géhennes comme on peut en voir dans les romans de Dickens, à moins que l’on ne prenne la peine d’explorer soi-même les petites villes de France ou d’Angleterre, car on s’aperçoit alors que Dickens n’a rien exagéré, que la civilisation n’a rien changé, et qu’il reste encore de par le monde une foule de ces bagnes où l’on affame, torture et abrutit, sans aucun motif compréhensible, les petites filles et les petits garçons. L’école de Cowan-Bridge avait été fondée avec grand tapage dans le but d’instruire et de former aux belles manières les filles des clergymen de l’Église établie. Les petites Brontë ne cessèrent pas d’y souffrir de la faim, du froid, des courants d’air ; le personnel de la maison ne se relâcha d’oublier leur existence que pour les battre et les tourmenter. Elles ne se plaignaient pas, faute d’avoir à qui se plaindre ; mais les deux ainées, Marie et Élisabeth, furent prises coup sur coup d’une fièvre de consomption et moururent. Puis une épidémie de fièvre typhoïde se répandit dans la pension. Les élèves mouraient dans les dortoirs ou bien fuyaient l’école, emmenées en hâte par leurs parents. Seules, Charlotte et Emily Brontë restaient là, et si elles n’apprenaient pas grand chose de ce que doivent connaitre les filles des clergymen de l’Église établie, elles apprenaient du moins à considérer la vie comme une façon de sombre pensionnat, où le seul devoir des élèves était de souffrir en silence, avec quelque chose qu’on appelait la mort pour seule récréation. Un jour vint enfin où la direction de Cowan-Bridge comprit elle-même la nécessité de congédier ces deux sœurs qui maigrissaient, dépérissaient et allaient mourir comme leurs aînées. M. Brontë, malgré tout l’ennui qu’il dut avoir de ce dérangement, se décida enfin à aller chercher ses filles. Peut être est-ce pour se distraire des soucis de ce voyage qu’il composa avec toute sorte de citations de saint Paul, une épître en vers d’un jeune clergyman nouvellement ordonné.
Il ramena les deux petites à Haworth, où ce furent alors pour Emily d’heureuses années, toutes employées aux travaux du ménage, aux leçons, aux promenades sur la bruyère en compagnie de Branwell, le frère chéri. Tous ceux qui avaient occasion de venir au presbytère, les servantes, les amies de Charlotte, les paysans de Haworth, tout le monde jugeait Emily supérieure en toute façon au reste de la famille, plus intelligente, meilleure, plus belle aussi, avec sa grande taille mince, ses épais cheveux noirs, ses yeux d’un vert sombre, son teint pâle, et cette large bouche aux lèvres rouges et saillantes qu’animait souvent un étrange sourire. C’était elle qui soignait les malades, elle qui portait les secours aux pauvres, elle qui prenait dans ses bras les enfants du village et qui habillait leurs poupées. Mais à mesure qu’elle avançait en âge, chacun était plus frappé de la voir toujours rester silencieuse, comme s’il lui eût été impossible d’exprimer en paroles la profonde gaieté juvénile qui se reflétait dans ses yeux. Elle se taisait, répondant à peine d’un signe de tête aux questions des siens ; s’enfuyant dès qu’un étranger approchait de la maison. Jamais elle ne prenait part, comme ses sœurs, aux leçons du dimanche, jamais elle ne parlait aux gens du pays.
Cette attitude finit par inquiéter la famille Brontë. On imagina, pour y remédier, d’envoyer de nouveau la jeune fille dans une pension. La pension, cette fois, était accueillante et gaie ; Emily s’y trouvait avec sa sœur Charlotte et sous la direction d’une amie de celle-ci. Mais à peine y était-elle qu’elle se mit à dépérir, toujours muette, résignée, appliquée à ses devoirs : elle y serait morte, si Charlotte ne l’avait ramenée à Haworth. Un an après, nouvel exil. Emily prit une place d’institutrice à Halifax : elle y passa un hiver, puis s’en revint à ses bruyères, incapable décidément de jamais trouver de l’emploi en dehors de la maison paternelle.
De 1837 à 1842, Emily resta seule à Haworth, avec son père et sa tante. Elle s’occupait du ménage, soignait la vieille servante Tabby, qui s’était cassé la jambe, surveillait l’éducation de ses chiens, de ses chats et de ses poules, et, aux heures de liberté, courait parmi les bruyères, sous le vent qui soufflait. Pendant les vacances, la famille se réunissait, et la joyeuse vie d’autrefois recommençait. Personne autant qu’Emily ne paraissait s’y plaire.
Il y avait aussi, dans ces années, un desservant (curate) qui venait souvent dans la maison des Brontë et qui semble avoir fait sur Emily une impression assez vive. C’était un beau jeune homme plein de galanterie, et miss Ellen Nussey, l’amie des demoiselles Brontë, a raconté à miss Mary Robinson que sa présence au presbytère mettait dans les yeux d’Emily un éclat inaccoutumé.

Le bonheur d’Emily devait être de peu de durée. En 1842, sur les instances de Charlotte, la pauvre fille se laissa mener à Bruxelles, où un maître de pension s’offrait à compléter son éducation, et notamment à lui apprendre le français. La compagnie de sa sœur n’empêcha pas ce séjour en Belgique d’être pour Emily un affreux exil. Comme partout et toujours, c’est elle qui là-bas parut la mieux douée, la plus intéressante et la plus belle des deux sœurs. « Sa faculté d’imagination était si vive, elle avait un tel art pour se représenter les scènes et les caractères, et son raisonnement était, en outre, si serré, que je la croyais destinée à l’avenir le plus haut. » C’est en ces termes que parlait d’elle, plus tard, le maître de pension bruxellois. Mais il se plaignait en même temps de cette nature sombre, concentrée, inabordable, qu’il lui avait vue tout le temps qu’il l’avait connue. Des dames anglaises qui habitaient aux environs de Bruxelles se trouvèrent forcées à rompre toutes relations avec les demoiselles Brontë, qu’elles avaient d’abord invitées chez elles : Emily ne leur disait pas un mot ; elle restait des heures dans leur salon, immobile et les yeux baissés. Elle étudiait consciencieusement le français, le dessin, la musique ; elle étonnait ses maîtres par la sûreté et la rapidité de ses progrès ; mais sa tristesse de jour en jour s’aggravait. Elle n’avait d’autre consolation que d’écrire des vers, à l’insu de tous, et de lire Hoffmann, dont les noires inventions concordaient avec les rêves tragiques qu’elle portait en elle.
À l’hiver de 1843, miss Branwell, la tante, mourut, et Emily revint s’installer à Haworth, auprès de son père. Rien au monde, désormais, ne devait plus l’amener à quitter ses bruyères ; mais il ne semble pas qu’elle y ait rapporté la joie intérieure qui l’avait remplie avant son exil. Elle n’avait plus aux durs travaux de la maison l’entrain de naguère. Des images, sans doute, des projets de romans et de poèmes, se pressaient dans son cerveau : et peut-être s’affligeait-elle aussi de ce tempérament insociable qui l’empêchait, comme ses sœurs, de subvenir aux besoins de la famille ; peut-être avait-elle un pressentiment des angoisses qui l’attendaient.
Ces angoisses devaient commencer dès l’année suivante. Le frère bien-aimé, Branwell Brontë, après s’être fait chasser de vingt emplois pour son ivrognerie et sa négligence, avait enfin obtenu une place de précepteur dans une famille où sa sœur Anne était institutrice. Il y avait séduit la mère de son élève ; la chose avait été découverte, et le jeune homme s’était enfui à Haworth, fou d’amour, désespéré, plein de rage contre le destin qui le séparait de cette femme passionnément désirée. Et, de retour chez son père, il n’eut d’autre soulagement que de s’enivrer sans relâche, joignant l’ivresse de l’opium à celle de l’eau-de-vie. Ses sœurs Charlotte et Anne, son père, tous les amis de la maison, se détournèrent de lui avec horreur. Seule, Emily le chérissait davantage à mesure qu’elle le voyait plus misérable. Tous les soirs, pendant des années, elle resta seule debout dans la maison jusqu’au milieu de la nuit, parfois jusqu’au matin, pour attendre le retour de son frère, qui s’attardait dans les tavernes. Ses sœurs, son père, tous les siens dormaient : elle veillait, se distrayant à lire ou à écrire, mais davantage encore, sans doute, à rêver devant les cendres éteintes. Elle guettait le bruit des pas du malheureux, elle allait à sa rencontre, le conduisait à sa chambre, subissait sans impatience ses injures et ses imprécations. Nul doute qu’elle ait copié d’après l’abrutissement de Branwell l’abrutissement d’Earnshaw, un des plus singuliers personnages de son roman ; mais nul doute aussi, comme l’a justement observé miss Robinson, que les confidences de ce fou éperdu d’amoureuse passion lui aient servi à concevoir les éclats sauvages de l’amour d’Heathcliff.
C’est dans ces mornes nuits d’attente solitaire qu’elle écrivit quelques-uns de ses plus beaux poèmes. L’habitude d’écrire des vers en cachette, elle l’avait prise depuis longtemps : et lorsque jadis son frère et Charlotte l’encombraient de détails sur l’envoi qu’ils avaient fait de leurs médiocres vers aux célébrités du jour et sur les réponses qu’ils en avaient reçues, personne ne se doutait qu’elle aussi avait des vers qu’elle aurait pu montrer, de véritables vers, débordant d’une étonnante frénésie lyrique.
C’est Charlotte qui, par hasard, dans l’automne de 1845, découvrit le cahier des poèmes de sa sœur. Celle-ci fut d’abord très fâchée de cette indiscrétion : on la força pourtant à laisser joindre ses vers à ceux de ses deux sœurs dans un recueil qu’on voulait publier. Le recueil parut Charlotte ne manqua pas de l’envoyer à tous ceux qui, dans les trois royaumes, pouvaient rendre compte d’un livre. Mais personne, ou à peu près, ne rendit compte de ce livre-là ; seuls, deux ou trois petits journalistes signalèrent des vers d’un certain Ellis Bell (c’était le pseudonyme d’Emily) comme se distinguant des vers qui les entouraient par un accent assez nouveau.
Il n’y a en effet aucun rapport entre les vers d’Ellis Bell et ceux de ses deux sœurs. La facture y est souvent un peu embarrassée, mais les sentiments sont d’une originalité si profonde que je ne connais pas de poèmes anglais ayant une saveur aussi absolument personnelle. Un seul sujet, à dire vrai : le désir de mourir ; mais, à l’appui de ce sujet, une façon de philosophie panthéiste et pessimiste, des images d’une noblesse superbe et le plus étrange accent de morne tristesse découragée que l’on puisse imaginer.
Voici, par exemple, un petit poème que je voudrais qu’on lise dans le texte anglais :
Les richesses, je les tiens en maigre estime ; et l’amour je me ris de le dédaigner ; et le désir de la renommée n’a été qu’un rêve qui s’est évanoui avec le matin.
Et si je prie, la seule prière qui agite mes lèvres, pour moi-même, est : « Laissez-moi ce cœur que je porte à présent, et rendez-moi la liberté.»
Oui, à mesure que mes jours s’écoulent, c’est là tout ce que je demande dans la vie et dans la mort, une âme libre de chaînes, avec du courage pour supporter.

L’insuccès du recueil de poèmes, loin de décourager Charlotte, lui donna la résolution de s’imposer de suite à l’attention du public par un livre d’une lecture plus facile. Elle conçut le plan d’un roman, ce médiocre Professeur, qu’elle devait plus tard refondre dans son Vilette. Et comme elle s’était promis de traîner avec elle ses deux sœurs à la fortune et à la gloire, elle leur enjoignit de se mettre elles aussi, chacune à un roman. Anne écrivit l’ennuyeuse histoire d’Agnes Grey ; Emily écrivit Wuthering Heights.
Elle l’écrivit dans ces longues soirées où elle restait seule à attendre le retour de son frère, pendant que le bruit monotone du vent rendait plus lugubre encore le lugubre silence de la maison endormie. Le jour, courant sur la bruyère, elle méditait le plan, combinait les épisodes. À l’influence de son tempérament se joignaient les souvenirs de Maturin et d’Hoffmann, ceux aussi des sombres histoires de famille irlandaises que lui avaient racontées son père, maintenant à demi aveugle, et pour qui tous les moyens étaient bons de se rendre intéressant. La figure d’Heathcliff se dressait devant elle : et j’imagine que quelque chose dans sa chair et ses nerfs lui faisait trouver plaisir à concevoir ce singulier amant, contenu et passionné, féroce et humble, le seul amant qu’il aurait fallu à une âme comme la sienne. Le soir, elle écrivait ce qu’elle avait imaginé dans le jour. Elle essayait de se passionner aux enfantillages de la jeune Catherine, aux menus détails de la vie des Linton ; mais tout à coup elle entendait au dehors des bruits de pas, des jurons, des appels : et avant que son frère ne fût installé dans son lit, elle assistait à de terribles monologues, où les malédictions, les invectives, les cris de folle sensualité alternaient avec des soupirs et de vagues remords. Lorsqu’elle voulait ensuite se remettre à l’histoire de Catherine, c’est Heathcliff qui s’imposait à elle, avec son âme toute pleine des sauvages passions dont elle venait de percevoir l’écho dans les discours avinés de Branwell.
Il faut ajouter qu’elle écrivit Wuthering Heights au milieu des embarras les plus affreux. L’argent manquait de plus en plus, le père perdait la vue. Anne, la sœur cadette, dépérissait, atteinte mortellement et chaque jour l’indigne Branwell cessait davantage de ressembler à un être humain.
Quand le livre fut fini, Charlotte l’envoya avec les deux autres chez un éditeur. Mais personne ne daigna remarquer le romancier nouveau. Emily ne lut jamais un compte-rendu de son roman. Elle n’eut pour l’en complimenter que ses sœurs, qui paraissent avoir été au premier abord plutôt scandalisées que séduites, et son frère Branwell, qui imagina de se vanter au cabaret d’être lui-même le véritable auteur de Wuthering Heights[1].
Et tandis que Charlotte et Anne s’étaient remises déjà à d’autres ouvrages, Emily, quand elle eut achevé son roman, renonça pour toujours à la littérature. Elle s’attacha toute, plus activement que par le passé, aux soins du ménage. Elle soigna son père, elle adoucit l’agonie de son frère, qui mourut debout entre ses bras. À l’automne de 1848, elle fut prise elle-même d’une vilaine toux ; mais elle refusa d’y faire attention, ou de consulter un médecin. « Rien ne sert de la questionner, écrivait Charlotte ; elle ne répond pas un mot. Et il est encore plus, inutile de lui recommander des remèdes : elle ne veut rien prendre. »
Pourtant, et malgré le sincère désir de la mort qu’elle a toujours laissé voir, Emily se sentait si nécessaire dans la maison qu’elle s’acharnait à vivre. On ne put obtenir qu’elle renonçât à une seule de ses occupations ordinaires. « Je n’ai jamais rien vu qui lui ressemblât, écrivait encore Charlotte. Plus forte qu’un homme, plus simple qu’un enfant. Le seul point affreux était que, pleine de sollicitude pour les autres, pour elle-même elle n’avait aucune pitié. De ses mains tremblantes, de ses jambes affaiblies, de ses pauvres yeux fatigués, elle exigeait le même service que quand elle était bien portante. Et c’était un supplice inexprimable d’être là auprès d’elle, d’assister à tout cela, et de ne rien oser lui dire. »
Le 18 décembre 1848, Emily, qui la veille encore avait pris froid dans une promenade sur les bruyères, s’obstina cependant à vouloir se lever. Elle commença à se peigner, assise près du feu. Le peigne tomba de ses mains ; elle essaya de se baisser pour le ramasser, mais elle était trop faible, elle ne put. Sa toilette finie, elle descendit au salon et se mit à un ouvrage de couture. Vers deux heures, elle était si pâle que ses sœurs la supplièrent d’aller se coucher. Elle refusa d’un signe de tête, fit un effort pour se lever, s’appuya sur le sofa, Elle était morte.
Le corps de cette chère jeune fille repose maintenant dans un caveau de l’église de Haworth, tout au sommet de cette colline qu’elle a si passionnément aimée. Son âme aussi, j’imagine, doit avoir obtenu la permission d’y demeurer à jamais, puisque tout autre séjour lui était impossible. Je crois bien même l’y avoir vue, dans la visite que j’ai faite à la petite église du village : c’était une âme pâle et douce, tout odorante du parfum des bruyères. Elle flottait devant moi ; mais quand je voulus l’approcher, je ne vis plus rien.
Je me réjouis pourtant de la savoir là, et j’en vins à envier l’heureux destin qui lui était échu. Elle n’a point connu, comme sa sœur Charlotte, les fortes émotions de la renommée ; mais le désir de la renommée n’a été pour elle « qu’un rêve léger qui s’est évanoui avec le matin ». Et la voici en revanche qui possède un privilège plus rare, la fidèle amitié de cœurs pareils au sien. Je n’oublierai pas de quelle touchante manière son nom me fut révélé pour la première fois. C’était à Dresde, sur la terrasse de Brühl, un soir d’été, il y a quatre ou cinq ans. L’orchestre du Belvédère jouait des valses dans le lointain ; une odeur tranquille me venait des jardins, par delà le fleuve ; et la jeune Anglaise avec qui je causais voulut bien m’avouer que, entre tous les romans, celui qu’elle préférait était Wuthering Heights, d’Emily Brontë. Elle eut pour me faire cet aveu un gracieux sourire un peu gêné, et baissa la tête,toute rougissante, comme s’il s’était agi d’une confidence trop hardie. Mais bientôt elle reprit courage : elle me récita, j’en jurerais, le roman tout entier ; elle me peignit le caractère d’Emily Brontë ; elle me dit comment ses amies et elle s’étaient promis de garder toujours un culte exclusif à cette noble mémoire. Oui, plus de quarante ans après sa mort, Emily excite encore dans les âmes des jeunes filles de son pays de pieux enthousiasmes. Et tandis que sa sœur Charlotte et George Eliot et Mistress Browning entrent peu à peu dans l’oubli, tous les jours arrivent de nouvelles guirlandes au tombeau de cette Emily Brontë, qui « joignait à l’énergie d’un homme la simplicité d’un enfant ».

T. de Wyzewa.

Poems of solitude, Emily Brontë

vendredi 6 août 2010

Par Lysianerakotoson


Poems of solitude, Emily Brontë
Le premier romantisme est sans doute celui qui fut, et qui reste, l'objet de toutes les caricatures. Mélancolie, douceur, parfums surannés, fleurs séchés, larmes, faiblesse, mollesse, plainte, gémissements perdus dans le lointain, voix frêles et torturées... Sans doute parce que, même si on l'appelle "romantisme", il diffère radicalement de ce que nous prolongeons encore aujourd'hui: le romantisme de la modernité, celui de Rimbaud et de Baudelaire. Même Victor Hugo commence à être suspecté de ringardise... Emily Brontë, connue pour son unique roman,les Hauts de Hurlevents, reste une étrangère en terre de poésie, une méconnue. Née en 1818, elle partage sa vie entre la promenade et l'écriture. Cette simplicité, ce caractère farouche, solitaire, cette vie vouée entière à l'imagination et à la nature offre aux lecteurs du XXIème siècle un tableau en demi-teinte, volontiers proche des vagues idées qui traînent sur le poète. Ces mêmes lecteurs, ces mêmes éditeurs, ces mêmes professeurs, qui laissent Brontë dans l'ombre, soutiennent pourtant une image tout aussi fausse de la poésie : le grand malheur de la poésie des premiers romantiques est qu'elle est souvent jugée fade, sans force. Comme si l'expérience du monde avait été moins intense à ceux qui n'avaient pas connus les déchirements de la modernité. Difficile, en effet, d'être ému par un texte lorsque l'on est incapable de se défaire un moment de ses représentations pour accueillir les mots. Poems of solitude, d'Emily Brontë se tient là, minuscule recueil de poèmes à la fois grands et touchants, dépourvus de toute solennité, à l'image de la poétesse. Les poèmes d'Emily Brontë sont la trace de l'expérience d'une dissolution dans le monde, non d'un conflit avec le réel. Perméabilité entre l'âme poreuse d'une promeneuse et du paysage des landes de l'Angleterre. Cette douceur et cette mélancolie n'ont rien de commun avec la violence du rapport au réel de nombreux de nos contemporains : aucune échappée hors de ce qui est, aucune lutte avec la parole, les êtres. Emily Brontë, comme ses biographes le répètent, était une jeune femme silencieuse et extrêmement secrète. C'est dans ses poèmes qu'éclate son désir, qu'elle réalise l'accord entre elle et le monde, en dépit de toutes les retenues qu'imposait la société victorienne. Parole fluide, douce qui semble chaque fois se clore sur un soupir. Poésie de celle qui n'avait pas les moyens de lutter, mais seulement la possibilité d'accueillir, de prendre. Romantique, elle l'est, et pourtant, ce dialogue avec la nature et avec elle-même est plus éloigné du narcissisme que bien des textes contemporains. Son "moi" appelle constamment le monde, se fait happer par lui, le cherche. En 1838, dans un poème intitulé "I'm happiest when most away", elle écrit:
"Nor earth, nor sea, nor cloudless sky -But only spirit wandering wideThrough infinite immensity".
Et ce profond désir de confondre l'esprit et l'espace, d'être partout et nulle part, de se mouvoir et d'être libre, de sortir de ses limites, est pourtant moins désincarné que nombre de nos vies. Le désir, même celui de de se dissoudre dans l'air et le vent, reste le désir. Les poèmes de solitude d'Emily sont des poèmes ailés.Parce qu'elle témoigne, non pas seulement d'elle-même, mais de ce qu'elle voit, parce que la plainte côtoie la célébration. C'est la tristesse qui y a sa place, non le négatif, cette déformation contemporaine qui consiste à clamer sa lucidité, sa certitude que tout est insuffisant, qu'être au monde est une posture poétique dépassée, l'éloge une naïveté de jeune artiste.
Emily Brontë déplore sa solitude, mais elle l'apprivoise, ses vers exhalent le manque mais non l'insatisfaction, ni même l'insuffisance.
"It will not shine again,Its sad course is done:I have see the last ray waneOf the cold bright sun." (1838)

Poems of solitude, Emily Brontë
L'insuffisance est une noirceur de consommateurs ou d' intellectuels - qui se prétendent poètes- à laquelle nous ne parvenons pas toujours à échapper. Le constat d'Emily Brontë dans ce très bref poème nous emporte loin de l'insuffisance, il est un clair et résigné accord avec une lumière froide. Le soleil est premier, le regard second : s'il y a bien une vérité de la poésie, c'est sans doute celle-ci. Il n'est donc pas étonnant que de tels poètes soient négligés -bien que populaires ! - par nos époques! Emily Brontë écrit encore la même année:
"Lonely at her window sittingWhile the evening stole away,Fitful winds foreboding flittingThrough a sky of cloudy grey." (1838)
Emily Brontë chante le manque, qui reste toujours lié au désir. Le vide est absent de son oeuvre, car le vide est le compagnon du cynisme, de l'absence, du désenchantement, de l'indifférence. "Je suis lucide, donc désenchanté" peuvent clamer ceux qui intègrent l'expérience de la douleur avec amertume. Emily Brontë aurait pu écrire "Je suis lucide, donc j'imagine, donc je vis, donc j'écris, donc je chante". Les "donc" sont même de trop, elle aurait simplement parlé d'une évidence: "je manque, je vis, je sens, j'imagine, je désespère". Cet abandon - non sa complaisance- à ce qui est fait sa plus grande force et celle de ses poèmes. La poétesse a réussi ce passage de l'enfance à l'âge adulte qui est celui de l'expérience de la solitude, du manque, de la perte. Elle est de celles qui sont parvenues à dire oui au monde, au vent, à la terre, malgré cette expérience-là. Elle n'est pas de ceux qui se pensent grandis d'avoir "compris" la vie, mais de ceux qui sortent grandis de chaque jour. Pour Emily Brontë, traverser la solitude et la douleur ne conduit qu'à chanter, même si ce chant est mélancolique, il est tendre. Son intensité n'est pas celle de l'éclair, elle est voisine de celle du vent ou, selon l'expression consacrée, de celle de l'eau qui dort. Son regard est grave mais délicat:
"The damp stands on the long green grassAs thick as morning's tears,"("Mild the mist upon the hill", 1839)

Tous les extraits sont tirés de
Poems of solitude, Foreword by Helen Dunmode, Hesperus Poetry, London, 2004. (En anglais)



Source :
http://www.paperblog.fr/2793968/poems-of-solitude-emily-bronte/

Où passent les anges

mercredi 23 septembre 2009

Emily Brontë, poésie et solitude

Par DANIEL-ROPS



Une jeune fille étrange, silencieuse, vierge forte, que l’orgueil le plus haut soutient jusque dans l’accomplissement des tâches quotidiennes, vit un instant à peine dans un coin isolé du Yorkshire et meurt, secrète comme elle a vécu. Du monde, qu’aura-t-elle su ? Par ce qu’on nomme sur la terre expérience, rien, ou presque rien. Et voici qu’elle laisse sa trace, un livre, un seul livre, où le génie inscrit sa marque irrécusable. Et ce qui se révèle à travers ce livre, ce n’est rien de moins que le drame même de l’homme, aux prises avec toutes les angoisses et les grandeurs de la passion, c’est le combat du bien et du mal affrontés, c’est la lutte de Jacob contre l’ange ; il semble que tout ce qui étreint et bouleverse le coeur misérable des vivants ait trouvé en cette fière jeune fille ses échos les plus authentiques. Insondable mystère, que toute la critique littéraire du monde demeure impuissante à expliquer.

Ce n’est peut-être pas un livre réussi que ces Wuthering Heights, mais c’est bien davantage une de ces oeuvres-clés par quoi s’ouvre un peu du grand secret des choses, un de ces témoins de notre recherche sans cesse vaine et sans cesse recommencée, un livre du temps du Jugement dernier.

Née en 1818, soeur de Charlotte et d’Anne, l’une et l’autre romancières, Emily Brontë n’aura dû sa gloire qu’à un seul livre, ces Hauts-de-Hurle-Vent dont la sauvage beauté n’a pas cessé, depuis près de cent ans, de toucher des coeurs plus nombreux. Il y a peu d’exemples d’une telle intensité dans le témoignage. Devant cette oeuvre unique, c’est tout le mystère même de la connaissance par la littérature qui semble se dévoiler. Il aura donc fallu qu’en elle, en elle seule, elle trouvât tout ce qui glorifie et désespère les hommes, qu’elle sût y reconnaître des tentations qu’elle n’a jamais connues, des sentiments à quoi rien ne l’introduisait. Et dans les quelque quatre cents pages de son livre, il aura donc été possible qu’elle enfermât plus de réalité que n’en contiennent les tomes des réalistes. Tout cela dépasse l’intelligence et nous laisse inquiets.

Car tel est le mystère de la grande poésie d’exprimer ce qu’elle n’a jamais appris et de retrouver la vérité humaine à travers le seul drame qui compte, le drame d’être.







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La vie des soeurs Brontë est aujourd’hui trop connue pour qu’il soit utile de faire autre chose que d’en souligner les moments essentiels. D’ailleurs si, dans l’existence de Charlotte, on peut encore trouver du romanesque, tout le long de celle d’Emily règne une simplicité pudique qui décourage l’effort. Que s’est-il passé dans les trente ans de cette vie ? Rien. Le séjour de la petite pensionnaire à Cowan Bridge, les quelques mois écoulés à Bruxelles ? Non, cela ne mérite pas d’être signalé. Aux mêmes évènements, Charlotte avait réagi avec une violence dont ses livres témoignent ; elle avait haï Carus Wilson et aimé M. Heger – et ses romans l’avouent. Mais sur le cristal d’une âme plus altière, les évènements ricochent sans marquer de traces ; Emily, en aucun cas, ne se laisse entamer par les contingences et jamais ses réactions ne se soumettent à la loi des faits extérieurs. Il n’y a pas, entre sa vie et son livre, ce contact sensuel qui donne à Jane Eyre ses inflexions de confidences. Une Emily Brontë ne se livre pas de façon si immédiate ; elle n’eût pas, comme sa soeur, cédé, en un jour de détresse, à la tentation du confessionnal catholique. Il y avait, peut-être, un roman à écrire dans l’existence qu’elle mena, tous ses derniers ans, cette existence de Cendrillon volontaire qui s’affairait à faire la lessive, à pétrir le pain, à nettoyer le vieux presbytère, et qui, en même temps, portait au secret de son coeur un rêve poétique qui l’arrachait sans cesse à son destin banal. Mais ce roman, parce qu’il pouvait être écrit, Emily Brontë ne l’écrivit pas :

Un Messager d’espérance vient à moi chaque jour.
Il m’offre, en échange d’une vie brève, la liberté éternelle.
Il vient, avec les vents du large, avec les brises errantes du soir,
Avec ce crépuscule diaphane qui met au ciel des légions d’étoiles.
Alors le vent chante pensivement ; les astres luisent d’un feu tendre,
Et des visions s’élèvent, et changent, et me tuent de désir...

Ces quelques vers disent l’essentiel. Telle elle s’est vue, telle nous la voyons, ayant accepté, au prix du sacrifice de sa vie, la liberté éternelle, et dans le vent qui erre sur les moors, pensivement tuée de désir.

Si les Hauts-de-Hurle-Vent n’expriment pas l’existence d’Emily comme le Professor et Jane Eyre et tous les autres, celle de Charlotte, d’une façon immédiate, ils n’en révèlent pas moins formellement cet accord de la vie et de l’oeuvre dont nous parlions plus haut. Un auteur, si parfaitement maître soit-il de sa sensibilité, échappe malaisément à l’obscure conjonction des forces qui influent sur lui à son insu, à l’action non des êtres (à celle-là on résiste sans trop de peine) mais des pays et des choses, à celle de l’atmosphère morale dans laquelle il est plongé. Influence d’autant plus insidieuse que, dans le cas qui nous occupe, il y avait autre chose que le hasard qui nous place en un lieu et nous contraint à y vivre, une sorte de volonté du destin qui appariait secrètement l’âme d’Emily à celle de son cadre.

Le cadre d’Emily, ce n’est point ce village maussade de Harworth, en Yorkshire, perdu dans la laideur manufacturière des grandes villes voisines, et dont les maisons grises et trapues, couvertes de dalles lourdes, regardent par leurs fenêtres écartées comme regardent les orbites creuses des morts. Ce n’est même pas, dans ce lieu désolé, la demeure, plus désolée encore, où, en 1820, le révérend Patrick Brontë avait installé sa famille et qui, proche de l’église, avait, pour jardin, un cimetière vaste aux stèles monotones. Ce cimetière apparaîtra dans les Hauts-de-Hurle-Vent, mais il n’y jouera pas un rôle déterminant. Le véritable cadre où vécut Emily, ce sont les moors, ces « wuthering heights » dont la vision s’établit à l’arrière-plan de son livre comme une hantise. Ce ne sont que les landes sauvages sur de hautes collines ; la bruyère mauve y couvre de grandes étendues ; les ajoncs, les fougères emplissent les creux humides ; de loin en loin des gorges font, dans la surface monotone des collines, des coupures profondes ; et sur tout cela passe, souffle, hurle, fouette un vent mouillé chargé d’odeurs végétales. Terre où l’homme est supporté plutôt que conquérant ; la nature soumet encore l’âme à sa loi. Les maisons, isolées, semblent s’accroupir sur le sol pour se faire oublier, et le ciel bas, fuyant vers l’horizon immense, impose aux regards la sensation de l’infini ; alors même que, dans les moments de printemps, les oiseaux chantent, le soleil pâle chauffe les combes fleuries de thym, ce paysage conserve du tragique. Et Emily l’a parcouru, l’a aimé en toutes saisons ; elle y a erré, de son grand pas masculin, en compagnie de son terrible dogue Keeper.

Indissolublement le souvenir de cette jeune fille solitaire et silencieuse est aujourd’hui attaché à ces terres pathétiques, à ces hauteurs, à ces bruyères, à ce ciel gris de mars que traverse le triangle rapide d’un vol d’oiseaux migrateurs.

Dans toute l’oeuvre d’Emily Brontë, roman ou poèmes, les moors sont présents. Éloignée d’eux momentanément, elle les chantait :

Les moors, les moors où l’herbe rare
Étend son velours sous nos pas ;
Les moors, les moors où le ciel clair
Dessine au loin la haute passe ;
Les moors, où le tarin égrène
Son trille sur le granit nu,
Où l’alouette délirante
Exalte nos coeurs de son chant !
Quelle langue dira le trouble
Qui naquit en moi quand, au loin,
Au front d’une lande étrangère
Je vis une bruyère pâle ?
Elle était maigre, et sans couleur,
Elle murmura d’une voix faible :
« La prison et l’exil me tuent,
J’ai fleuri mon dernier été. »

Et sa soeur Charlotte a peut-être dit les mots les plus justes sur l’attachement métaphysique par lequel les moors et sa soeur sont liés, quand elle a écrit :

« Ma soeur Emily aimait les moors. Des fleurs plus éclatantes que la rose s’épanouissaient pour elle au plus noir de la lande ; d’un creux morne sur le versant d’une colline son esprit savait faire un Éden. Elle trouvait dans la solitude toutes sortes de délices dont le plus cher était sa liberté. »

Ces phrases si simples vont profond : n’unissent-elles pas, sans le vouloir, dans un même et poignant symbole, les deux thèmes entre lesquels s’est enfermée l’âme farouche d’Emily, la liberté et le désespoir ?

Il en est de l’âme comme de la nature. Certains climats physiques ou moraux se définissent par des caractères si intimement mêlés qu’on ne peut les séparer l’un de l’autre. Pour atteindre à une liberté entière, il faut, d’abord, être complètement désespéré, c’est-à-dire avoir renoncé au désir de trouver dans le contingent le moindre contentement. Emily le savait bien, elle qui, dans le poème que nous citions, parlait de cette « liberté éternelle » qu’on acquiert en acceptant « une vie brève ». Liberté et désespoir définissent la qualité de son tragique et indiquent les résonances de son oeuvre. Et ce désespoir n’est en rien la lamentation romantique qui, à la même époque, retentissait partout1 ; c’est un renoncement volontaire, pudique. La leçon d’une terre comme les moors n’est point l’abandon aux sollicitations du pathétique et de l’émoi.

C’est en suscitant donc une atmosphère morale que le cadre a agi sur Emily Brontë. Deux autres conséquences de la vie qu’elle a menée peuvent être notées. Il y a dans Les Hauts-de-Hurle-Vent une présence constante de la mort, – non que ce livre contienne des crimes ou des agonies en nombre excessif ; tout au contraire, Emily parle de la mort de Catherine avec une sobriété étonnante. Mais on sent, sur tout le livre, s’allonger l’ombre glacée.

Devant la tombe, elle n’a pas, cette stoïcienne, je ne dis pas cette horreur convulsive des femmes (par tant de points son esprit était mâle !), mais même pas ce recul instinctif des hommes. Elle avait vécu dans l’intimité de la mort. Des fenêtres du presbytère elle avait, maintes fois, compté machinalement les stèles qui hérissaient le pré gras ; bien souvent quand, à la nuit tombée, Branwell, son jeune frère, l’ivrogne adoré et méprisable, n’était pas encore rentré, elle s’était assise sur une dalle funéraire, seule dans la nuit avec son gros chien ; enfin elle avait vu la mort frapper, dans sa famille, ses soeurs aînées, son frère, et aussi le jeune et charmant curate que les trois soeurs avaient chéri. Voilà pourquoi, au lieu de considérer la mort comme une chose qui nous est extérieure, ainsi que nous faisons tous plus ou moins, elle en avait intégré d’avance l’amertume, elle vivait avec elle et en pénétrait sa chair.

D’un point de vue plus littéraire, il faut noter que le provincialisme du cadre a eu une action profonde sur le roman. Il se déroule en champ clos, entre des êtres qui n’ont, avec le dehors, aucun point de contact. Quand un personnage (Heathcliff après le mariage de Catherine) sort du petit cercle habituel, on ne sait plus rien de lui. Il n’y a que dans la province reculée qu’on puisse trouver ces sentiments à l’état pur comme Emily les a peints ; et dans une province pauvre, dépourvue de vie sociale. Née dans le Sud, ou née en ville, Emily – et c’est vrai aussi de Charlotte – aurait été contaminée par les conventions, par de petites habitudes bourgeoises. C’est à la solitude de son coin de Yorkshire qu’on doit attribuer la terrible nudité de sentiments qui se marque dans Les Hauts-de-Hurle-Vent, l’oeuvre d’une âme qui ne s’était jamais laissé entamer.

À travers les témoignages de ceux qui l’ont approchée, à travers son livre, comme sur les esquisses et portraits que traça d’elle son malheureux frère Branwell, nous la voyons, visage au front haut, calmement volontaire, encadré de boucles brunes et illuminé par l’éclat des yeux verts. Tout ce que nous savons d’elle nous la montre enfermée dans un stoïcisme qui dépasse l’humain. Un jour qu’elle donnait à boire à un chien errant, la bête la mordit. Elle rentra dans la maison, fit rougir une barre de fer et brûla elle-même ses plaies pour éviter la rage. Moment d’héroïsme, dira-t-on. Mais il faut autant de force d’âme, et d’une qualité peut-être plus rare, pour vivre cette existence monotone qu’elle a voulue sienne, cette soumission aux humbles tâches ménagères qui fut, pendant dix ans, celle de ce grand poète. Ses peines elles-mêmes se dissimulent au plus secret de son âme, celles que lui causent les débordements de son frère, puis sa mort ; elle est pudique, elle ne fait jamais de confidence. Quand Charlotte découvre ses poèmes et vient, toute joyeuse, l’en féliciter, la première réaction d’Emily est de marquer de la colère. De quel droit a-t-on violé ses secrets ? Stoïque et secrète, elle vit et elle meurt ; elle s’éteindra sans une plainte, avec la discrétion la plus émouvante. Elle n’avait jamais craint la mort, et l’avait hautement proclamé.

Mon âme ne sait pas la peur.
Elle ne vacille pas dans l’orage...
Il n’y a point de place pour la Mort,
Sa puissance ne peut anéantir un atome...

Ce stoïcisme, cette raideur, cette force d’âme – qui mieux qu’elle répondit à ce que l’Écriture entend par ce mot : Vierge forte ? – on pourrait craindre que le corollaire obligatoire en fût une certaine déficience de la sensibilité. Mais comme cette fille est déroutante ! Elle qui avait su mater à coups de poing le terrible dogue Keeper et le châtier jusqu’à merci, c’est elle aussi que ce chien chérira par delà la mort, – et c’est elle que nous voyons, dans un rôle semblable à celui du Poverello d’Assise, offrant du grain aux oiseaux qui viennent le manger dans sa main.







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* *



C’est de cette étrange fille que naquit ce roman, tout aussi étrange, qu’est Wuthering Heights. Une oeuvre de taille surhumaine, qui prend place dans la galerie des livres essentiels de la littérature mondiale et qui va si profond dans la connaissance du coeur de l’homme qu’on en éprouve une sorte de vertige. Quand il parut, en 1847, bien que la lumière du roman de sa soeur, Jane Eyre, dût l’éclairer par reflet, il passa presque inaperçu. Pas d’éloge, pas de critique ; Emily put croire, en mourant, que son oeuvre serait aussi ignorée que les poèmes qu’elle avait, quelques mois plus tôt, publiés avec ses soeurs. Et peut-être, cette orgueilleuse eût-elle préféré ce destin au succès retentissant de Charlotte. Mais, depuis lors, la gloire de ce livre n’a pas cessé de croître ; il n’est que trop évident aujourd’hui que si, dans la famille Brontë, luisait la flamme du génie, c’était au front d’Emily, non de Charlotte. L’Angleterre victorienne se voila la face devant le tableau atroce de la passion d’Heathcliff ; non que la chaste Emily ait mis dans son oeuvre un seul mot scabreux (elle parle, au contraire, de la physique de l’amour avec une ignorance touchante), mais il y a, dans ses pages, un ton de passion authentique auquel ne se trompent point les Tartufes. Cependant, bientôt on rendit hommage à cette force. Sydney Dobell disait d’elle :

« Sa puissance est absolument titanique ; de la première page à la dernière, il est terrible, il est vrai... et bien cruel à lire. Nous restons abasourdis en apprenant qu’il fut écrit par une modeste jeune fille inexpérimentée. Emily Brontë a dessiné dans son Heathcliff un scélérat dont on ne trouve de pendant que dans le Iago de Shakespeare. »

Swinburne la déclarait pleine de génie, Matthew Arnold la célébrait « sans égale en puissance, en passion, en véhémence... » et C. Shorter disait, définitivement, que « son oeuvre restera à jamais le monument le plus remarquable du génie féminin au XIXe siècle ». Livre magnifique, livre immense, qui soumet impérieusement le lecteur à sa loi, et dont la complexité considérable n’arrive point à gêner le cours impétueux. On a, en le lisant, le sentiment de se trouver en face d’une oeuvre qui n’est en rien un jeu d’esprit, mais qui, au contraire, signifie jusque dans sa profondeur l’âme même de son auteur. Entraîné par un courant au flot duquel la romancière elle-même s’est abandonnée, – ou pour mieux dire, en remontant ce courant dans lequel elle nage avec tant de force, on a la sensation même de la vie, dans sa complexité, dans sa gratuité, dans sa divine et terrible inconscience.

Mais ici la question se pose. Cette oeuvre forte, emplie du plus authentique tragique, écrite par une jeune fille sans expérience, inflige un démenti cruel à ceux qui prétendent qu’une oeuvre d’art doit être faite d’après les témoignages personnels de l’auteur, qu’il faut avoir beaucoup « vécu » pour écrire un livre lourd d’humanité et qu’en somme les aventures, amoureuses et autres, sont indispensables au romancier. Comme si la vie dangereuse que recommande Nietzsche (encore faut-il en savoir le sens) devait se traduire en gestes et en incidents ! comme si les aventures les plus tragiques n’étaient pas celles qui se déroulent dans le secret du coeur et de l’âme

Nous avons peu de renseignements sur la façon dont Emily conçut son livre, et son épouvantable héros. Charlotte, par qui nous connaissons Emily, a été chiche de détails sur ce point. Tout ce que nous savons, c’est que, pendant qu’elle écrivait Wuthering Heights, Emily continuait de vaquer aux soins du ménage, pétrissait le pain, faisait la lessive, jouait avec ses bêtes familières, son chien, ses moineaux, ses oies, son faucon. Et la question qui se pose est celle des rapports entre l’observation et l’invention : mais nul livre au monde n’oppose, à la critique de genèse, un rideau aussi opaque.

Des biographes français d’Emily Brontë, E. et G. Romieu, ont, en quelques lignes, indiqué fort bien la valeur de ce « cas » étonnant.

« Celle qui ne connut l’amour autrement qu’en rêve, trouvera, pour peindre l’amour, le délire des amants, des accents d’un relief, d’une intensité inégalables. L’expérience n’est pas nécessaire à l’écrivain. Son imagination y supplée qui crée des fictions plus vivantes et plus vraies que la vie et la vérité mêmes. Elles lui apparaissent nues, alors que la vérité et la vie s’affublent d’un masque. »

C’est pourquoi les héros d’Emily, pour exceptionnels qu’ils soient, monstrueux même par instants, n’en ont pas moins une portée toute générale et prennent sans difficulté figure de types. Pourtant, si nous saisissons les deux termes extrêmes de l’effort de pensée qui permit à une simple jeune fille d’égaler dans sa création les plus grands, nous ignorons tout des moyens termes. Dire qu’elle avait lu des livres allemands, dire que ses dessins témoignent d’une faculté remarquable, dire qu’elle avait hérité de l’imagination toute celtique de son père, le vieux pasteur poète, cela n’est pas expliquer le mécanisme de sa création, qui nous restera toujours un sujet de stupeur et d’émerveillement.

Je ne crois pas du tout, quant à moi, qu’il faille voir là un signe de précocité monstrueuse, mais bien plutôt un phénomène de véritable divination. Les Hauts-de-Hurle-Vent, je dirais volontiers de ce livre étrange que c’est le livre d’un enfant. C’est un des traits de l’imagination enfantine que de soumettre tout à la rigueur de son désir, de modeler le réel sur l’irréel, de négliger les contingences. Emily a inventé les personnages des Hauts-de-Hurle-Vent de la même façon que nous avons tous fait quand, à sept ans, logés sous une table, ou à l’abri d’un rideau, nous avons créé des aventures merveilleuses dont nous étions à la fois le héros et le démiurge. Une vie comme celle qu’elle avait vécue avait dû prolonger en elle les caractères de la jeunesse, et elle n’avait que vingt-cinq ans quand elle conçut son livre ! Les yeux verts de cette petite fille ont conservé, sa vie entière, les visions qu’elle avait forgées dans son âge le plus tendre, et son roman n’est autre chose qu’un rêve d’adolescente solitaire et inquiète, projeté maladroitement sur l’écran du réel.

Qu’elle n’ait pas tout inventé, la chose est évidente. Son cerveau travaillait sur la matière inerte de ses observations quotidiennes, et c’était par une inconsciente alchimie qu’il arrivait à produire ses phantasmes. Elle a eu des éléments d’observation, ou des souvenirs personnels. Le merveilleux qui mêle ses fils d’or à la trame sombre du livre lui vient sans doute des récits folkloriques de la vieille domestique Tabby, ou des sensations qu’elle avait éprouvées dans son enfance ; les scènes macabres où Heathcliff appelle le fantôme de Catherine2, où les morts errent dans les moors, elle avait dû les vivre, petite fille imaginative, prisonnière d’un cimetière. Le personnage navrant de Hindley, que la boisson et les vices font tomber, de palier en palier, aux pires déchéances, elle avait pu l’étudier d’après nature quand son malheureux frère, Branwell, rentrait au presbytère, hagard, en trébuchant sur les tombes. Mais tout cela n’est que l’accessoire ; Hindley est un personnage secondaire et le merveilleux ne joue pas dans le livre un rôle déterminant. L’essentiel, c’est-à-dire Heathcliff, l’homme en proie à la passion amoureuse, d’une passion aussi violente que celle qui déchire Phèdre, celui-là a été inventé. Car il est inutile de dire que peut-être (peut-être seulement...) Emily avait pu aimer le délicieux curate Weightman, et que c’est cet amour, transposé, métamorphosé, qu’elle exprima dans son livre. Quel rapport y a-t-il entre ce joli et frêle garçon qu’on avait surnommé « Miss Celia-Amelia », et le terrible amant Heathcliff ? Il est possible, il est même probable que la tendre et secrète inclination d’Emily pour Weightman a été à l’origine de la passion d’Heathcliff pour Catherine ; mais quand la transposition littéraire fait franchir de tels abîmes, peut-on encore parler d’observation ? Une chose est certaine : les grands « moments » du livre, ceux qui nous contractent la gorge et indiquent la marque du génie, ceux-là ne doivent rien à l’observation directe, telle que cette jeune fille avait pu la pratiquer. Jamais elle n’avait pu dire à un homme, jamais entendu dire, les mots que Catherine mourante entend de la bouche d’Heathcliff ; et cependant, ces mots contiennent tout l’amour. Et les phrases par lesquelles, avant de mourir, ce monstre avoue ses desseins et reconnaît sa défaite, il a fallu qu’elle les inventât lettre par lettre : autour d’elle, aucun être n’a pu les lui souffler. Ce « sceau divin » que nous distinguons à son front, en voilà la marque irrécusable. Ce n’est pas seulement par l’emmêlement des intrigues, par l’exactitude des détails tragiques, que Les Hauts-de-Hurle-Vent étreignent l’âme du lecteur. Cette oeuvre dépasse à chaque instant, et sans effort, le cadre du contingent et de l’accidentel. On pourrait imaginer les protagonistes du drame dans des circonstances entièrement différentes, et demeurant ce qu’ils sont dans Les Hauts-de-Hurle-Vent. Un des signes auxquels on reconnaît que des héros de roman sont doués de vie propre, c’est qu’ils ne sont pas seulement conditionnés par les circonstances, par le caractère transitoire que la vie, voulue par l’auteur, leur prête. Ils sont tels que nous les voyons en vertu de la loi d’un tragique intérieur qui manifeste, dans la conduite de l’existence, la volonté secrète du destin.







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Le véritable héros des Hauts-de-Hurle-Vent n’est point un être de chair et de sang, un être périssable et transitoire : c’est bien plutôt la divinité à l’intervention de laquelle les Anciens demandaient de résoudre leurs conflits dramatiques, l’antique Fatum, le Destin. C’est par là que, dépassant les limites du pathétique et du romanesque, ce livre atteint à la véritable grandeur du tragique et engage l’être dans sa valeur éternelle, dans son essence. Le dramaturge, le romancier, le poète qui se soucient non de susciter, dans les sens de leurs lecteurs, des émotions faciles, mais de représenter des conflits auxquels l’âme puisse participer, doivent faire intervenir, sous une forme ou sous une autre, la destinée. La lutte de Jacob contre l’Ange est le symbole de tout ce qui met en jeu les forces les plus véritables du tragique. Et cette lutte peut revêtir plusieurs aspects. Combattre le destin, cela peut être identifier sa volonté à ses prescriptions, pour aboutir, par un mimétisme conscient, à lui échapper, à lui arracher toute prise. Cela peut être également le défier, refuser d’entendre ses avis, se mettre sans cesse à la traverse de ses sollicitations. Emily, dans sa vie, résiste au destin en le subissant, en se faisant soumise, en le rendant inefficace ; dans Heathcliff, elle entre en lutte contre lui en cherchant à le modeler, à le plier à son affreux désir. Mais dans l’un et l’autre cas, le sens de l’attitude est le même, si les aspects changent ; comme son héros, Emily a vécu à contre-courant et c’est ce qui fait la signification de sa vie, ce refus, d’autant plus émouvant qu’il est plus silencieux.

Les critiques qui ont voulu voir dans l’oeuvre d’Emily Brontë un simple phénomène de « refoulement », et interprété Les Hauts-de-Hurle-Vent comme la sublimation artistique de désirs non satisfaits ont peut-être raison physiologiquement, mais commettent néanmoins une lourde erreur. Les explications romantiques sont de bien peu de poids dans un domaine où, avec une évidence si grande, le métaphysique est de la partie. La part de tragique que la nature, de tout temps, avait dévolue à Emily Brontë et qui, dans sa vie, ne trouva point à s’employer entière, tout naturellement intervient dans son oeuvre. Elle était faite pour terrasser des monstres, la vierge forte du Yorkshire ; elle n’eut à vaincre que la vie quotidienne ; aussi chargea-t-elle Heathcliff, en son lieu et place, d’engager la lutte contre l’ange noir.

Ce personnage d’Heathcliff est, par excellence, un personnage du Destin. Il y a en lui du Byron maudit, du Hamlet sans scrupules. Dire qu’il est infernal n’est pas satisfaire au goût des métaphores : un homme tel que celui-là dépasse la nature humaine et emprunte aux puissances déchues quelques-uns de leurs traits. On ne persévère pas dans le mal avec tant de patience, quand on est simplement un homme. Les gnostiques imaginaient que la nature humaine était intermédiaire entre l’état angélique et l’état démoniaque. Quand les mauvais anges avaient été chassés du ciel par les Élohim, pensaient les Alexandrins, tous n’étaient pas tombés dans les cercles infernaux. Entre les anges et eux une nature neutre s’était établie, dans laquelle s’équilibraient les tendances contradictoires : la nature humaine. On songe irrésistiblement à cette explication quand on assiste à la vie d’Heathcliff. Il faut qu’il participe à quelque chose qui déborde l’humain, pour pouvoir ainsi modifier le destin à son gré ? À peine est-il dans la famille Earnshaw qu’il y introduit le trouble, par sa seule présence ; le père se déprend de ses enfants et concentre sa tendresse sur cet inconnu. Et tout le long du livre, le simple fait qu’il existe suffit à créer le drame. Catherine Earnshaw pourrait être heureuse avec Edgar Linton, si falot que soit ce personnage, et, en f ait, elle l’est quelque temps. Mais que le visage de Heathcliff apparaisse de nouveau à la vitre de la fenêtre, et le malheur reprendra ses droits.

Le destin n’a contrarié Heathcliff qu’une seule fois, le jour où cette fillette trop insouciante pour distinguer la vérité de son propre coeur, cette frémissante Catherine le repousse pour lui préférer Edgar. Mais de cette défaite, il prendra une suite éclatante de revanches. La loi terrible que Dieu lui-même proclama quand il fit retomber la faute originelle sur la suite des générations, cette loi est celle qu’Heathcliff applique, à la lettre. Nul ne trouve grâce devant ses yeux, et si, à la fin du livre, il ne détruit pas le fragile bonheur d’Hareton et de Catherine Linton, ce n’est pas charité soudaine, c’est défaillance. Il se sent « hors d’état de prendre la peine de lever la main ! » Il a « perdu la faculté de jouir de leur destruction ». D’ailleurs que lui importent, en cette minute où la mort va le saisir, les deux chétifs comparses qu’il semble protéger de sa magnanimité ? Il a presque atteint son ciel, dit-il ; entendu par là que la mort va confondre ses ossements avec la chair pourrie de sa bien-aimée. S’il est vrai, comme l’a dit un homme qui s’y connaissait en fait de grandeur, que la hauteur d’un être soit juste celle de la vague qui déferle sous lui3, il faut avouer qu’il est des hommes qui savent exalter cette vague, enfler ses eaux tumultueuses et les gonfler en ouragan. De cet amour d’enfance, Heathcliff fait la passion d’une vie, – passion, aux deux sens du mot, – et la clef même de son destin.

Cela d’ailleurs s’explique, dans le rapport même de l’oeuvre avec l’auteur. Emily que rien ne rebutait, rien n’effrayait, et qui nourrissait son coeur de mépris et de charité mêlés, Emily qui détestait les existences fades et satisfaites, pouvait aisément concevoir l’horrible, l’atroce : elle y était naturellement portée. Mais il y avait quelque chose contre quoi, au plus profond d’elle-même, son âme protestait : c’était cet esclavage, cette remise de la liberté entre les mains de la destinée, que tout son être physique cependant semblait accepter pour mieux le fuir. Elle n’a jamais attendu le Prince charmant que sa soeur Charlotte avait cru distinguer sur plusieurs visages ; mais elle a suscité un monstre, un héros plus vivant qu’elle-même qui prend, en son nom, sur le monde entier, la revanche de sa destinée.

Cette attitude, qui fait songer à celle de Faust, n’est possible qu’à une condition, c’est d’avoir poussé le désespoir à ses dernières limites, en ces lieux désolés d’où Dieu lui-même est absent. Elle n’a pas entendu l’écho d’une voix divine répondre à son appel (son protestantisme glacial favorisait peu le mysticisme qui n’aurait pas manqué de naître en elle si elle avait été formée dans le catholicisme). Son oeuvre paraphrase avec tragique la « misère de l’homme sans Dieu ».

Cette fille de pasteur n’accordait même pas à la religion ce respect de convenance qu’on aurait pu attendre d’elle. Le dimanche, en l’absence de sa soeur Charlotte, elle refuse de diriger l’école de catéchisme, jugeant ridicule la lecture inattentive des textes de l’Écriture. Elle semble avoir adopté une sorte de théisme farouche, qu’elle gardait par-devers elle, mais qui devait participer profondément à sa conception de la destinée, de même qu’à son amour pour la nature sauvage des moors. Une seule fois, au témoignage de Mary Taylor, on l’entendit exprimer une notion d’ordre théologique. Comme on lui demandait quelle était sa foi, Mary Taylor répondit que cela ne regardait qu’elle-même et Dieu. « Bien dit ! » s’écria Emily qui était allongée devant le feu. Voilà toute la confidence. Mais ses poèmes, et jusqu’au dernier qu’elle écrivit, peu avant de mourir, témoignent du même état d’esprit.

Dieu, Dieu au-dedans de moi,
Divinité forte et puissante,
Vie, qui participe à mon être
Comme je participe à toi, vie immortelle !

Les mille Credos sont vains
Qui émeuvent les coeurs des hommes,
Vains comme des herbes séchées
Ou comme l’écume des mers...

D’un amour qui embrasse tout
Ton esprit anime les siècles,
Il me pénètre, il me réchauffe,
Il change, il soutient, il dissout,
Il me suscite et il m’élève.

Si la terre et l’homme passaient,
Si les soleils et les mondes sombraient ;
Et que toi seule demeurasses,
Vie, tout existerait en toi.

Il n’y a point de place pour la Mort,
Sa puissance ne peut anéantir un atome,
Toi, Vie, tu es l’Être et le Souffle,
Et ce que tu es ne peut être détruit.

Connaît-on quelque chose qui, mieux que ces vers d’une jeune fille de trente ans, promise à la tombe toute proche, exprime avec plus de force notre commune révolte, notre rébellion désespérée devant les forces du destin ? Quand un être traduit ainsi un sentiment si unanimement, si profondément humain, est-ce abuser des mots que de lire, en travers de la page où s’inscrit sa destinée, le filigrane du génie ?







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On m’assure que Charlotte a écrit des livres plus parfaits que celui de sa soeur, que son naturalisme est de meilleur aloi, qu’elle traite de thèmes plus humains, moins exceptionnels peut-être. Un critique est allé jusqu’à soupçonner Charlotte d’avoir eu une part importante à la création des Wuthering Heights : cela paraît bien invraisemblable. Il y a dans le livre d’Emily un accent qui ne trompe pas. La plupart des témoins, soit de la vie, soit de l’oeuvre, ont reconnu sa supériorité sur sa soeur et son inimitable originalité. Cette originalité, on peut la définir d’un mot, en disant qu’elle est faite de la soumission de chaque être à son tragique intérieur. M. Lockwood, le narrateur des Hauts-de-Hurle-Vent, dit sous la plume d’Emily Brontë cette phrase définitive : « Ici, les gens vivent plus sérieusement, plus en eux-mêmes, moins en surface... » Vivre sérieusement, c’est à quoi, en définitive, nous invite toute littérature digne de ce terme, et la poésie n’est sans doute rien d’autre que le courant invisible et silencieux qu’on découvre, une fois franchie la surface et pénétré l’essentiel.





1930.


DANIEL-ROPS, Où passent les anges, Plon, 1947.







1. Matthew Arnold, dans son poème sur le cimetière de Harworth, représente Emily se consumant et mourant de désespoir. Rien n’est plus faux que cette interprétation niaisement romantique. Une Emily Brontë ne meurt pas de tristesse ni de taedium vitae.

2. La scène de la page 425 (de la traduction Delebecque), par la précision des termes, semble indiquer une expérience personnelle d’ordre métapsychique.

3. Bismarck.